(IM)POSSIBLE, LA JUSTICE POUR LES VICTIMES DE CRIMES COMMIS PAR DE COMPAGNIES MINIÈRES CANADIENNES À L’ÉTRANGER?
1 octobre 2018

Paru dans la Revue Possibles
Des cas devant différents tribunaux au Canada cherchent à responsabiliser les multinationales
Depuis le début du 21e siècle, les investissements directs miniers se multiplient à travers le monde, engendrant son lot de problèmes sociaux et environnementaux, comme en témoigne le numéro de Possible « Abus des minières : résistances et réponses citoyennes » (Thibault, 2015). Selon l’Association minière du Canada, en 2013, plus de la moitié des compagnies minières publiques à travers le monde étaient enregistrées au Canada à la Bourse de Toronto et à la Bourse de croissance TSX (AMC, 2016 : 6).

Si les tensions et problèmes engendrés par l’industrie minière extractive à l’étranger sont désormais bien connus, la question des possibilités de réparation pour les victimes des abus commis l’est beaucoup moins, d’autant plus que l’accès à la justice demeure hautement problématique tant au Sud qu’au Nord. Pourquoi les victimes peinent-elle à recevoir justice; quels sont les obstacles qui pavent le chemin et quelles sont les ouvertures qui s’offrent en termes de droits?

Nous présenterons d’abord un survol des enjeux juridiques entourant le caractère extraterritorial du problème. Ensuite, nous aborderons quelques-uns des principaux cas amenés devant les tribunaux canadiens qui nous serviront également à comprendre concrètement le vide juridique dans lequel se déploie l’industrie extractive, mais aussi les possibilités de justice qui se présentent dans ce contexte changeant. Nous discuterons ensuite de la réponse du gouvernement du Canada face aux abus décriés et des recommandations des Nations unies à ce sujet. Enfin, nous conclurons avec quelques pistes d’action proposées par la société civile.

1. Problèmes liés à l’extra-territorialité

L’ouverture des marchés aux investissements directs étrangers depuis les années 1990 et l’expansion minière qui en a découlé depuis le début du 21e siècle ont fait en sorte qu’aujourd’hui les conflits sociaux se multiplient autour de sites miniers au Sud, tandis que les compagnies sont enregistrées au Nord et majoritairement au Canada. En octobre 2016, un rapport de l’École de droit Osgoode Hall de l’Université York rapportait 46 morts, 403 blessés et 709 cas de criminalisation liés à 28 compagnies minières canadiennes entre 2000 et 2015. Les normes juridiques n’ont toutefois pas suivi avec le même rythme que les investissements : nous faisons face aujourd’hui à d’importantes contradictions légales entre les droits des populations locales – souvent autochtones – et ceux des multinationales.

Le caractère transnational de l’industrie fait en sorte que les compagnies peuvent jouer avec les différentes juridictions dans lesquelles elles font affaires; par exemple, le pays où elles sont enregistrées, celui où elles ont leur siège social ou une succursale, celui où leurs activités se déroulent. Relevons également que leurs investisseurs se retrouvent à travers le monde, parmi lesquels on compte d’importantes institutions financières de même que des fonds de pension nationaux. Enfin, l’industrie minière est caractérisée par de multiples fusions et rachats d’entreprises ou de projets miniers, ce qui en complexifie les tentatives de responsabilisation par les acteurs affectés par leurs activités.

La question de la responsabilité des compagnies minières transnationales en termes de droits humains soulève deux enjeux majeurs : le caractère extraterritorial de l’industrie et les limitations du droit national. Mentionnons comme premier paradoxe l’omniprésence des multinationales à travers le monde qui est accompagnée d’une absence d’encadrement des entreprises dans l’arène international, le tout se traduisant dans les faits en une impunité corporative. En effet, le droit international pénal ne permet toujours pas de poursuivre les transnationales puisque celles-ci ne possèdent pas la personnalité juridique qui les doterait des mêmes droits et obligations que les États ou les individus. Ainsi, bien qu’en septembre 2016, la Cour pénale internationale ait annoncé qu’il serait désormais possible de condamner des États et des individus responsables de destruction environnementale ou de dépossession illégale des terres, elle n’est toutefois pas en mesure de condamner des entreprises pour les violations des droits humains qu’elles commettent (The Guardian, 2016). D’autre part, l’encadrement des multinationales relève du droit mou (soft law), c’est-à-dire de normes non contraignantes donc volontaires, et ce, tant sur le plan international que national (Belporo, 2017). De surcroît, les corporations sont protégées, quoique de façon limitée, par le voile corporatif, lequel marque une distinction de responsabilité légale entre les actionnaires et la compagnie comme personnalité juridique, et il revient aux juges de décider s’il y a lieu de percer le voile pour responsabiliser les investisseurs des actions prises par la compagnie.

Le fait que les entreprises œuvrant à l’étranger soient exemptes de sanctions pénales lors de violations graves qu’elles commettent n’est qu’une des difficultés auxquelles se butent les personnes en quête de justice. Souvent confrontées à de hauts niveaux de corruption, d’impunité et de violence, celles-ci sont aussi obligées d’accéder aux tribunaux d’autres pays comme le Canada si elles veulent que leurs demandes soient entendues puisque le système de justice de leur pays est dysfonctionnel. Les contraintes liées à l’extraterritorialité et au droit national résultent donc en une situation complexe qui laisse vulnérables les victimes, tout en permettant aux entreprises d’agir librement sans faire face à des sanctions sévères en cas d’actes répréhensibles.

1. Jurisprudence canadienne sur les activités minières à l’étranger

Malgré les nombreux obstacles juridiques qui pavent le chemin vers la justice et alimentent celui de l’impunité corporative, des plaintes par des plaignants originaires du Sud ont été amenées devant les tribunaux canadiens pour tester les limites du droit et en étendre les frontières.

En retour, comme nous le verrons, la stratégie principale des compagnies minières accusées a été d’invoquer le concept de forum non conveniens arguant qu’il existe une meilleure enceinte que celle visée par la poursuite, soit le Canada, pour entendre la cause en question. En d’autres mots, cet argument affirme généralement que l’affaire devrait être entendue dans le pays où se déroulent les opérations minières plutôt que celui où se trouve le siège social, bien que celui-ci ait juridiction. Le problème avec cette approche est, comme nous l’avons évoqué, que la justice est de facto impossible pour de nombreuses victimes vivant dans les pays où les mines sont exploitées, comme le Guatemala et la République démocratique du Conge, où la corruption, l’impunité et la violence sont endémiques. En somme, les victimes doivent donc faire face au « voile juridictionnel », c’est-à-dire les barrières juridiques systémiques, qui tend à avantager les multinationales (Mahamuni, 2016 : 9).

Un autre aspect à prendre en compte lors de ce type de litige transnational est le rapport de force hautement inégal entre les protagonistes, où les parties plaignantes – provenant généralement de milieux très modestes et ne parlant ni l’anglais ou le français – portent le fardeau de mener une poursuite au Canada contre des entreprises dont le chiffre d’affaires est multimillionnaire, voire multimilliardaire, et dont de nombreux présidents-directeurs généraux comptent parmi les 100 mieux payés du Canada (CCPA, 2014). Par ailleurs, les compagnies minières contractent les services d’importants cabinets d’avocats, comme la firme Fasken Martineau, alors que les victimes comptent surtout sur de l’aide légale pro bono et sur l’appui d’organisations non gouvernementales. Il existe donc une disproportion immense de moyens entre les parties.

Ces dernières années, différentes poursuites ont été entamées au Canada et ailleurs dans le monde pour s’attaquer au vide juridique et percer le voile corporatif. Aucune n’a été probante jusqu’à maintenant; cependant, certaines pourraient ouvrir une brèche pour l’accès à la justice. Dans les paragraphes qui suivent, nous ferons état des tenants et aboutissants actuels sur la question.

1. Anvil Mining Ltd. contre l’Association canadienne contre l’impunité

En 2004, un massacre dans la ville de Kilwa en République démocratique du Congo (RDC) fut perpétré par l’armée congolaise, tuant autour de 75 personnes. L’Association canadienne contre l’impunité (ACCI) allègue qu’Anvil, une compagnie minière australienne incorporée au Canada, a donné une assistance logistique en fournissant du transport, de l’essence et de la nourriture aux troupes.

En novembre 2010, l’ACCI a déposé une plainte contre Anvil devant la Cour supérieure du Québec en se basant sur l’article 3148(2) du Code civil du Québec, selon lequel les cours québécoises peuvent juger des cas où le défenseur est une compagnie qui n’est pas basée au Québec, mais qui possède un lien de connexité avec le Québec suffisant, par exemple en y occupant un bureau. En avril 2011, la Cour supérieure du Québec accepta que l’affaire passe à l’étape suivante et rejeta la requête d’Anvil à l’effet que le Québec n’était pas le meilleur forum pour entendre la cause. Toutefois, la Cour d’appel du Québec contesta cette décision en affirmant qu’il n’existait pas de lien véritable et substantiel entre les activités du bureau d’Anvil au Québec et celles de la mine en RDC. Les demandeurs firent ensuite appel de la décision et l’affaire se rendit jusqu’à la Cour suprême du Canada, qui annonça le 1er novembre 2012 qu’elle respectait la décision de la Cour d’appel et n’entendrait pas l’appel (CPIDH : 2016).

Malgré cet échec en juridiction québécoise, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples établit en août 2017 la responsabilité du gouvernement de la RDC dans le massacre. La Commission a exigé qu’une indemnité historique de 2,5 millions de dollars américains soit versée aux familles des victimes. De plus, elle exhorta le gouvernement congolais à lancer une nouvelle enquête criminelle afin de sanctionner les agents de l’État ainsi que le personnel d’Anvil impliqués dans le massacre (IHRDA : 2017).

1. Choc v. Hudbay Minerals Inc.

Dans une affaire similaire, trois plaintes contre la compagnie minière, Hudbay Minerals, ont été portées à la Cour supérieure de l’Ontario par les Guatémaltèques Angelica Choc, Margarita Caal Caal et German Chub Choc. Les demandeurs affirment que le personnel de sécurité travaillant pour la filiale locale de Hudbay a commis des fusillades, un meurtre et des viols en groupe dans leur communauté à proximité du projet minier Fenix. En 2013, la Cour accepta d’entendre l’affaire.

À noter que, parallèlement à ce cas, un autre a débuté en avril 2015 au Guatemala et connaît un déroulement davantage houleux. Dans son rapport de 2016, la Commission interaméricaine des droits de l’homme informait que ce pays centroaméricain souffrait de problèmes sévères dans son administration de la justice et rapportait que 98,4% des meurtres demeuraient impunis. L’affaire contre Hudbay au Guatemala démontre bien l’extrême difficulté d’avoir accès à un procès juste. Dans son jugement d’avril 2017, la juge a acquitté l’accusé, le chef de la sécurité de la mine également ancien officier militaire, et a demandé que des accusations criminelles de faux témoignages, obstruction à la justice et falsification de documents soient portées contre les parties à l’origine de la plainte, c’est-à-dire les plaignants Angelica Choc et German Chub Choc. En outre, pendant la durée du procès, Choc avait été la cible d’attaques à son domicile. Cette décision dans le procès au Guatemala démontre les conditions structurelles d’injustice présentes dans certains pays du Sud.

1. Araya v. Nevsun Resources Ltd

L’affaire Araya v. Nevsun Resources Ltd. oppose l’entreprise Nevsun Resources à ses travailleurs érythréens. La partie demanderesse accuse la compagnie d’avoir eu recours à du travail forcé pour construire sa mine d’or Bisha de 2008 à aujourd’hui. Il s’agit d’un recours collectif pour dommages et esclavage porté contre Nevsun devant la Cour supérieure de Colombie-Britannique et qui se base sur des arguments tirés du droit international coutumier. Les demandeurs sont Érythréens réfugiés au Canada.

En octobre 216, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rejeté la requête de forum non conveniens de Nevsun en jugeant que la province a juridiction car la corporation y est originaire. Ce cas est particulier puisqu’il s’agit du premier litige de masse en esclavage moderne à être entendu dans une cour canadienne. C’est également la première fois qu’une cour canadienne reconnaît qu’une corporation peut être sujette à une poursuite au civil sur la base de violations issues du droit international coutumier (CCJI, 2016).

1. Garcia v. Tahoe Resources

Dans cette affaire, le personnel de sécurité de l’entreprise canado-américaine Tahoe Resources est accusé d’avoir ouvert le feu et blessé sept Guatémaltèques le 27 avril 2013 lors d’une manifestation contre la mine de l’entreprise. Le gérant de l’entreprise de sécurité de la mine a été arrêté le 30 avril 2013 alors qu’il tentait de fuir le Guatemala. En juin 2014, les victimes ont entamé une poursuite civile pour agression et négligence à la Cour suprême de la Colombie-Britannique contre l’entreprise. Les demandeurs allèguent que l’attaque armée avait été planifiée et que Tahoe a autorisé le gérant à tirer sur les manifestants. Malgré une requête pour forum non conveniens acceptée par la Cour suprême, la Cour d’appel a statué le 26 janvier 2017 que les tribunaux canadiens pouvaient entendre la cause. En juin 2017, la Cour suprême du Canada a donné son aval pour l’ouverture du procès contre l’entreprise. Une des raisons évoquées dans la décision était la très grande incertitude de recevoir un procès juste au Guatemala.

Soulignons qu’à l’instar de l’affaire contre Hudbay, d’autres cas impliquant Tahoe Resources ont également été dénoncés devant la justice guatémaltèque, comme l’assassinat d’une mineure, la criminalisation d’opposants à la mine, la contamination de cours d’eau et le non-respect du droit à la consultation des peuples autochtones. À plusieurs reprises, les représentants de la compagnie ne se sont pas présentés aux audiences. Finalement, faute d’avoir soumis leurs projets miniers à la consultation des communautés xinkas autochtones avoisinantes, l’entreprise s’est fait suspendre tous ses permis d’exploitation et d’exploration à l’été 2017. Cependant, aucune sanction n’a été appliquée pour les autres délits qui sont toujours en attente de traitement par les tribunaux guatémaltèques.

Bien que les cas que nous venons de présenter font montre d’une ouverture croissante de la part des instances de justice canadiennes à entendre des causes extraterritoriales, il ne faut toutefois pas oublier qu’ils ne sont pas jugés par des tribunaux pénaux. Les victimes ne peuvent donc que demander des réparations monétaires pour les dommages qu’elles ont subis et, par conséquent, les dirigeants n’iront pas en prison peu importe la gravité des fautes commises au nom de ces corporations.

1. La réponse du gouvernement du Canada

Malgré que la problématique gagne en ampleur au Canada, le gouvernement canadien ne s’y est toujours pas attaqué de façon appliquée tant sur le plan juridique que législatif.

Si le code criminel canadien prévoit des sanctions pénales contre des dirigeants de multinationales pour la violation de droits protégés et que la Loi canadienne sur la protection de l’environnement inclut des sanctions pénales contre toute personne physique ou morale qui pollue, ces règles ne s’appliquent que sur les activités ayant lieu sur le territoire canadien.

À cela s’ajoute la difficulté de bien définir ce que sont les entreprises multinationales en droit pénal canadien. Ce défi s’est souvent conclu par un rejet des cas par les tribunaux comme le démontre l’affaire contre Anvil. En outre, il s’avère ardu d’inculper une entreprise minière dont les activités se déroulent à l’étranger, en particulier lorsque ses filiales utilisent les services de sous-contractants, comme c’est le cas dans les affaires contre Hudbay Minerals et Tahoe Resources. Par ailleurs, le Canada ne peut pas faire appliquer ses lois en matière de protection de l’environnement et des droits de la personne sur d’autres territoires en raison du principe de non-ingérence dans les affaires souveraines des États. En outre, comme nous le verrons dans la section suivante, le Canada ne possède pas de mécanismes formels pour encadrer de façon contraignante les compagnies enregistrées sur son territoire et opérant à l’étranger afin qu’elles respectent des normes sociales et environnementales équivalentes à celles canadiennes. Tous ces éléments contribuent à ce que les entreprises continuent d’agir dans un vide juridique, et ce, sans qu’un contrôle effectif soit assuré sur leurs actions.

Les limites du droit pénal canadien expliquent également pourquoi les cas décrits précédemment sont des cas qui se limitent à la responsabilité civile des entreprises. C’est pour cette raison que, dans la plupart de ces cas, on accuse les compagnies de ne pas avoir agi avec vigilance pour prévenir un tort ou un préjudice à une victime. En droit civil, les trois conditions à remplir pour engager la responsabilité d’une compagnie sont 1) l’existence d’une faute volontaire ou involontaire; 2) l’existence d’un dommage et 3) un lien de causalité entre la faute et le dommage. En common law, la faute involontaire peut aussi être le résultat d’un manquement au devoir de vigilance (duty of care). Le cas de Hudbay Minerals se base sur cette notion : on y accuse l’entreprise d’avoir failli à son obligation de vigilance et de ne pas avoir fait preuve de diligence raisonnable (due diligence) lors de l’embauche de son personnel de sécurité et c’est cette faute qui aurait mené aux méfaits commis dans les communautés à proximité de sa mine par des personnes rémunérées par sa filiale.

Une des raisons pour lesquelles les victimes de délits commis à l’étranger par des minières canadiennes en viennent à chercher justice en juridiction canadienne est, en plus du vide juridique global soulevé en première partie de cet article, l’absence de mécanismes de reddition de compte mis en place par le gouvernement canadien.
Le gouvernement du Canada appuie sa politique minière sur des codes volontaires de responsabilité sociale entrepreneuriale (RSE). Parmi ces mesures, mentionnons le Bureau du conseiller en RSE pour le secteur extractif et le Point de contact national (PCN) sous la gouverne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ces deux offices ne conduisent aucune enquête et n’ont pas le pouvoir de sanctionner des compagnies ni d’offrir des réparations aux victimes. Depuis la refonte en novembre 2014 par le gouvernement Harper de sa propre Stratégie RSE créée en 2009, désormais nommée la Stratégie améliorée du Canada relative à la responsabilité sociale des entreprises, visant à renforcer les industries extractives du Canada à l’étranger, le Bureau RSE peut désormais recommander le retrait du soutien financier et diplomatique du gouvernement du Canada à des entreprises et fournit également des mécanismes pour inciter les compagnies à respecter des normes de conduite et à participer dans des mécanismes de règlement de dispute.

Cependant, jusqu’à maintenant, aucune décision à cet effet n’a été émise. En outre, bien que cette politique fasse référence aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme1 des Nations Unies et communique une attente à ce que les entreprises respectent les droits humains dans leurs activités à l’étranger, elle ne définit pas explicitement les éléments de cette responsabilité, telle que décrite par les Principes directeurs (Simons, 2015). Plus spécifiquement, elle ne requiert pas que les compagnies s’engagent à respecter le principe de vigilance (due diligence) quant aux droits humains. La Stratégie RSE n’aborde pas non plus le problème d’accès à des recours judiciaires au Canada pour les victimes de méfaits commis à l’étranger par des compagnies sous la juridiction canadienne.

En 2015, le Parti Libéral du Canada s’est engagé lors des élections fédérales à créer un poste d’ombudspersonne indépendante qui aurait le mandat d’enquêter sur les plaintes contre les compagnies canadiennes opérant à l’étranger. Toutefois, jusqu’à ce jour, il n’y a eu aucun changement notoire dans les politiques liées au secteur extractif et celles-ci demeurent largement en continuité avec celles du gouvernement conservateur précédent. D’ailleurs, le budget fédéral déposé en mars 2017 par le gouvernement n’incluait aucune provision pour la création d’un poste d’ombudspersonne.

L’inaction du gouvernement du Canada jusqu’à ce jour nous apparaît problématique puisque sa stratégie s’est reposée pour l’instant en une absence sélective de l’État qui, d’une part, octroie des droits formels aux compagnies minières et, d’autre part, relègue dans l’informel par le biais de normes volontaires ses propres responsabilités en termes de régulation (Szablowski, 2007).Cette « absence sélective » de la part de l’État canadien renforce le no man’s land dans lequel évoluent les compagnies minières multinationales et permet implicitement les abus qui s’y commettent au Sud, souvent de connivence avec les autorités politiques locales. La politique étrangère canadienne, tant conservatrice que libérale, a donc jusqu’à maintenant privilégié une approche volontaire favorable aux compagnies et qui se fait au détriment des droits des communautés du Sud. Nous soutenons qu’un cadre législatif rigoureux et contraignant doit être adopté pour mettre fin au contexte d’impunité corporative ambiant.

1. Le Canada au centre de multiples préoccupations des Nations unies

C’est également ce qu’affirment plusieurs organes des Nations unies. Dans son 6e rapport périodique sur le Canada de 2015, le Comité des droits de l’homme de l’ONU s’est dit « préoccupé par les allégations de violation des droits de l’homme par des sociétés canadiennes opérant à l’étranger, en particulier par des entreprises minières, et par le fait que les victimes de telles violations n’ont pas accès à des moyens de recours ». Le Comité recommandait au gouvernement de « a) renforcer l’efficacité des mécanismes en place pour garantir que toutes les entreprises canadiennes relevant de sa juridiction, en particulier les entreprises minières, respectent les normes relatives aux droits de l’homme dans leurs activités à l’étranger; b) envisager de créer un mécanisme indépendant habilité à enquêter sur les violations des droits de l’homme commises par de telles entreprises à l’étranger; et c) mettre en place un cadre juridique offrant des moyens de recours aux victimes des activités de ces entreprises à l’étranger ».

D’autres comités de l’ONU ont émis au gouvernement canadien des recommandations similaires à celles-ci-dessus à propos de ses responsabilités en termes de droits par rapport aux compagnies extractives sous sa juridiction, mais ont également ajouté d’autres préoccupations. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes affirmait en novembre 2016 que le Canada devait « a) renforcer sa législation régissant la conduite des sociétés enregistrées ou domiciliées dans l’État partie dans le cadre des activités qu’elles mènent à l’étranger, notamment en leur demandant de procéder à des études d’impact sur les droits de l’homme et sur les droits des femmes avant de prendre des décisions en matière d’investissement; [.. et] c) adopter des mesures pour faciliter l’accès des femmes victimes de violations des droits de l’homme à la justice et de faire en sorte que les mécanismes judiciaires et administratifs mis en place tiennent compte de la problématique hommes-femmes ».
Pour sa part, le Comité des droits économiques, culturels et sociaux recommandait en mars 2016 que l’État canadien « [veille] à ce que les accords commerciaux et en matière d’investissement négociés par le Canada reconnaissent la primauté de ses obligations internationales relatives aux droits de l’homme sur les intérêts des investisseurs [… en vue de] la réalisation intégrale des droits consacrés par le Pacte [international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels] », et ce, dans « l’absence d’évaluations d’impact prenant expressément en compte les droits de l’homme avant [que soient négociés ces] accords ».

Enfin, lors de sa visite au Canada en juin 2017, le Groupe de travail des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains reprochait au gouvernement le manque de cohérence de ses politiques. Plus récemment, le Comité sur l’élimination de la discrimination raciale déplorait le 31 août 2017 que le poste d’ombudspersonne n’avait toujours pas été établi par le gouvernement.

Malgré que l’État canadien fasse l’objet spécifique de préoccupations et de recommandations croissantes de la part de comités des Nations unies, aucune avancée significative n’a encore vu le jour.

1. Des actions multi-échelles par la société civile

Dans ce contexte d’absence d’encadrement, plusieurs actions appelant à la mobilisation du public sont en cours pour s’attaquer au manque d’accès à la justice. Au niveau national, le Réseau canadien pour la reddition de comptes des entreprises mène une double campagne pour 1) améliorer l’accès aux tribunaux canadiens et 2) exiger l’établissement d’un poste d’ombudspersonne pour recevoir les plaintes et émettre des sanctions contre les compagnies fautives. Sur le plan international, l’Alliance du Traité concentre ses efforts en vue d’un traité international visant à assurer la protection des droits humains contre les activités des entreprises transnationales. Enfin, sur un plan plus régional, de nombreuses organisations organisent des activités localisées lors de cas ponctuels de violations de droits humains, par exemple par le biais d’actions urgentes.

Faire porter le fardeau par les victimes
Les mécanismes non contraignants mis en place par le gouvernement canadien et l’absence de normes obligatoires à l’international ne suffisent pas à mettre fin aux violations que commettent les entreprises minières canadiennes à l’étranger puisqu’ils échouent à décourager celles-ci à commettre des actes criminels Bien que la voie des tribunaux en est une parmi d’autres vers la justice, elle n’est pas la plus courte ni la plus économique ou la plus efficace. Surtout, ce sont les victimes qui en portent le fardeau. Pour ces dernières, cette démarche, qui implique déjà son poids économique, signifie également une lourde charge émotionnelle qui passe l’éloignement géographique de leurs proches et un processus re-victimisation – c’est-à-dire de revivre l’expérience du préjudice par le témoignage – pour pouvoir comparaître devant un tribunal à l’étranger dont la décision sur l’affaire demeure hautement incertaine.

Il s’agit pour le moment de la seule option qui s’offre aux victimes cherchant justice. Cependant, cette situation n’est ni optimale ni désirable. Des mécanismes contraignants et dissuasifs doivent être établis au Canada et à l’international afin de protéger les personnes et collectivités affectées par les activités des entreprises extractives transnationales.

Marie-Dominik Langlois, doctorante en sociologie à l’Université d’Ottawa et membre étudiante du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne.
Mélisande Séguin, chargée de projet au Projet Accompagnement Québec-Guatemala.

Bibliographie
Association minière du Canada. 2016. Facts and figures of the Canadian mining industry.
Belporo, Christelle. 2017. Les multinationales au banc des accusés. Montréal, Québec : Agence sciences presse.
Centre canadien pour la justice internationale. 2016. Nevsun Resources (Canada/Érythrée).
Clinique de droit international pénal humanitaire. 2016. Association canadienne contre l’impunité c. Anvil Mining Ltd. Québec: Université Laval.
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