Par Fabienne Doiron,
Accompagnatrice au Guatemala avec Breaking the Silence en 2007 et 2008; présentement au doctorat en Études Féministes à l’Université York à Toronto.
« Je suis la porte-parole de plusieurs femmes qui exigent qu’on les écoute, qu’on sache ce qui est arrivé, qu’on investigue, et surtout, que l’État assume sa responsabilité, puisque l’armée est venue et nous a marqué le corps pour toujours, nous a marqué la vie ». Ces paroles sont celles d’une femme Q’eqchi’ du département d’Izabal. Cette femme fut témoin des meurtres, des disparitions, de la torture et du recrutement forcé perpétrés contre sa communauté par l’Armée guatémaltèque pendant le conflit armé interne qui a sévi au Guatemala entre 1960 et 1996. Comme plusieurs autres femmes dans sa communauté, elle fut aussi victime de viols répétitifs et constants aux mains de soldats qui, ayant installé un détachement militaire dans la communauté, obligeaient les femmes récemment devenues veuves à servir d’esclaves domestiques et sexuelles. Malgré la douleur que cela lui cause, elle a décidé de rompre le silence pour que les gens « écoutent notre vérité et qu’ils sachent que ce fut réel, qu’on ne l’a pas inventé… ».
Le mois dernier, elle a été la première témoin à raconter son histoire à une foule de plus de 1500 personnes qui assistait au Tribunal de Conscience contre la violence sexuelle commise contre les femmes pendant le conflit armé interne. Le tribunal populaire, organisé conjointement par UNAMG, ECAP, CONAVIGUA1, Mujeres Transformando el Mundo et La Cuerda, a eu lieu les 4 et 5 mars dans la capitale, Ciudad de Guatemala. Dans le cadre de ce tribunal, les témoignages de six femmes victimes et survivantes de ces crimes ont montré que cette première témoin n’était pas la seule, que c’est arrivé à d’autres, aussi… autant en milieu rural qu’urbain.
Les témoignages d’experts en matière de stratégie militaire, de genre, d’anthropologie médico-légale, d’appui psychosocial communautaire, de culture Maya, d’archives policières et de droit international ont su démontrer que ces attaques contre les femmes faisaient partie de la logique anti-insurrectionnelle et génocidaire de l’État guatémaltèque. Celle-ci situait les femmes mayas comme ennemies, à cause de leur rôle de reproduction physique et culturelle de la société maya. Les résultats d’une enquête récente sur une série de viols collectifs commis par des agents de la Police nationale civile et des agents de sécurité privés lors de l’expulsion de paysans de terres disputées ont aussi démontré que la problématique de la violence sexuelle aux mains d’agents de l’État n’est pas chose du passé.
L’impunité pour la violence sexuelle commise durant le conflit armé interne est totale : en dépit du fait que certaines plaintes aient été présentées aux tribunaux, la justice guatémaltèque, à ce jour, n’a condamné aucun des agresseurs. Les crimes décrits pendant le tribunal ont été commis depuis plus de 25 ans, mais leur impact perdure. En effet, plusieurs analystes font le lien entre l’impunité du passé et la perpétuation des crimes du présent, particulièrement en ce qui a trait aux assassinats de femmes, qui, depuis 2000, ne cessent d’augmenter. On souligne que pendant le conflit armé, les femmes mayas, considérées comme ennemies de l’État selon l’entraînement militaire offert aux forces de sécurité, étaient ciblées de manière particulière : par la torture, le viol et la violence sexuelle. On soupçonne maintenant que d’anciens agents de ces forces de sécurité soient impliqués dans la problématique actuelle du féminicide et du « nettoyage social ».
Dans des scènes évoquant le conflit armé interne, des femmes apparaissent quotidiennement sur le bord des routes, dans les quartiers urbains ou encore abandonnées dans les dépotoirs; leur corps est souvent mutilé, torturé, et porte des signes de violence sexuelle et de viol2. Entre 1990 et 2004, le nombre d’assassinats de femmes a triplé au pays3, menant à la mort violente de plus de 5000 femmes depuis 20004. L’impunité règne toujours malgré l’adoption en avril 2008 de la Loi contre le fémicide par le Congrès guatémaltèque. En 2009, on estimait que moins d’un pourcent des assassinats de femmes débouchait sur un procès et que seulement 60 % des cas étaient l’objet d’une enquête. Ces assassinats témoignent d’un problème structurel. C’est pourquoi plusieurs activistes guatémaltèques parlent maintenant de « féminicide », un concept qui reconnaît le rôle que jouent les institutions et les structures de pouvoir dans la violence contre les femmes. Marcela Lagarde, une anthropologue mexicaine et activiste féministe, affirme que le féminicide est un « crime de l’État » où « coïncident de manière criminelle le silence, l’omission, la négligence et la collusion des autorités chargées de prévenir et d’éradiquer ces crimes. »5 Au premier coup d’oeil, ce phénomène pourrait nous sembler tout-à-fait distinct de la réalité canadienne : cela se produit dans un pays « sous-développé » qui se remet encore d’un génocide et de 36 ans de conflit armé interne; un pays qui, contrairement au Canada, est assailli par des taux de crimes violents parmi les plus élevés des Amériques. Par contre, une tendance de violence extrême contre les femmes se manifeste également au Canada. En effet, l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) a documenté la disparition ou le meurtre de 520 femmes autochtones au Canada dans les 30 dernières années. Selon l’AFAC, cela « s’inscrit dans une tendance plus générale d’agressions violentes, de meurtres et de disparitions de femmes autochtones à travers le Canada. »6 Comme au Guatemala, la majorité de ces meurtres et disparitions demeurent irrésolus et impunis, et sont considérés avec une « indifférence officielle » de la part de représentants du gouvernement.7
Le Tribunal de conscience représente une volonté de rompre le silence et l’indifférence qui entourent ces types de crimes et de mettre fin à l’impunité. En effet, les témoins et les participantes au Tribunal avaient un message très clair à faire passer : « Le moment est venu pour rompre le silence. Le moment est venu pour qu’il y ait de la justice dans la société guatémaltèque».
Nous partageons tous la responsabilité de répondre à ce message, de rompre le silence qui entoure les diverses formes de violence contre les femmes et de travailler pour la justice au Guatemala, au Canada et ailleurs.
Référence :
1 UNAMG: Union nationale de femmes guatémaltèques; ECAP: Équipe communautaire d’action psychosociale; CONAVIGUA : Coordination nationale des veuves du Guatemala.
2 Lopez, S.D. (2008). Feminicidio en Guatemala: Las víctimas de la impunidad. In Revista d’Estudis de la Violència, 4.
3 Miralles, T. 2010. “Los asesinatos de mujeres siguen en aumento”, Radio France Internationale www.espanol.rfi.fr/americas/20100217-los-asesinatos-de-mujeres-siguen-en-aumento
4 Revista Pueblos. 2010. http://www.revistapueblos.org/spip.php?article1829
5 Lagarde, M. (2004). Por la Vida y la Libertad de las Mujeres: Fin al Feminicidio, p.9. www.congreso.gob.gt/uploadimg/documentos/n198.doc.
6 Amnesty International. (2004). Stolen Sisters: A Human Rights Response to Discrimination and Violence Against Indigenous Women in Canada, p. 24. http://www.amnesty.ca/stolensisters/amr2000304.pdf
7 Ibid, pp.34-36.