LA CONDAMNATION DE RÍOS MONTT : Un appel à la mémoire collective
jeu, 05/23/2013 – 22:54 — PAQG
PAR STEVEN KAAL
Oui, il faut célébrer. Non pas parce qu’un octogénaire ait finalement été condamné à 80 ans qu’il ne servira jamais même si la décision n’est pas renversée par une cour d’appel. Mais parce que le silence a été brisé. Un petit peu. Parce que l’impunité a souffert un petit revers.
On a parlé des victimes et on a laissé parler les victimes, les survivants. Plus de 200 000 personnes assassinées, quelques 50 000 portées disparues, la torture omniprésente, la répression, une société entière vivant sous la peur. La terreur et la souffrance des survivants, les portes barrées, la justice niée, l’impunité régnante. Le peuple du Guatemala a vécu un cauchemar pendant des décennies.
C’est un lourd héritage qui pèse toujours et qui a transformé le pays. Les séquelles de la guerre et de la répression, comme ailleurs en Amérique latine, sont la violence, le trafic de stupéfiants – souvent le fief de militaires et d’ex-militaires – le crime organisé, l’impunité, le féminicide, des morts tous les jours, des chiffres qui s’apparentent aux pires années de la guerre civile. Mais il ne faut pas oublier les origines de cette tragédie.
Des bourreaux nationaux il y en a eus, mais les bourreaux externes ont été encore plus importants. En 1944, trois décennies avant la Révolution des œillets au Portugal, le Guatemala a fait sa propre révolution non violente et a fait basculer le dictateur Jorge Ubico, favori des États-Unis. Ont suivi dix années de gouvernance populaire et démocratique, sous les présidents Arévalo et Árbenz. Ça faisait moins l’affaire des États-Unis et surtout de la multinationale United Fruit, qui a entrepris une campagne de « salissage » contre le gouvernement du Guatemala, auprès du public aux États-Unis et aussi auprès de leur gouvernement. Les frères John Foster et Allan Dulles ont alors utilisé la CIA, nouvellement créée, pour mettre sur pied une armée de mercenaires qui en 1954 ont renversé le gouvernement Árbenz pour installer le premier de toute une série de dictateurs militaires.
Première conséquence : une répression féroce contre toute contestation sociale, une répression qui prend différentes formes mais qui se poursuit encore aujourd’hui. Faute de moyens de changer le gouvernement de façon pacifique, il y a eu des mouvements de guérilla à partir de l’année 1960. En fait, les premiers leaders à prendre le maquis, Yon Sosa et Turcios Lima, étaient des militaires, formés à la fameuse École des Amériques à Fort Benning, Georgia, comme tant d’officiers latino-américains, mais qui étaient dégoutés par l’ingérence des États-Unis au Guatemala. Leur lutte a été matée dans l’ouest du pays à la fin des années 1960 par le général Arana Osorio, le « boucher de Zacapa », qui a fait tuer plus de 10 000 Guatémaltèques pour rayer une guérilla qu’on estimait être composée à peine de quelques centaines de personnes, et qui plus tard est devenu président. Ceux qui ont organisé des nouveaux mouvements de guérilla au début des années 1970 ont bien pris note et ont organisé dans le haut plateau de l’est du pays, où ils pensaient pouvoir compter sur l’appui des populations autochtones. La répression est donc tombée sur la tête des Maya. Les stratèges militaires parlaient d’avoir à sécher la mer (la population aux alentours) pour pouvoir tuer les poissons (la guérilla).
Pendant trois décennies, le Guatemala devient le laboratoire de la lutte contre-insurrectionnelle pour les États-Unis, souvent pour perfectionner pour l’Amérique latine des méthodes pratiquées au Vietnam. Les conseillers militaires américains pullulent et le petit pays du Guatemala reçoit plus d’aide militaire des États-Unis que tout autre pays (sauf Israël) jusqu’en 1977 quand le président Carter coupe l’aide car les abus des droits de la personne sont devenus trop flagrants, et l’Israël, le Taiwan et l’Argentine des généraux prennent la relève comme pourvoyeurs d’équipements et d’entraînement en attendant l’arrivée au pouvoir du président Reagan. C’est au Guatemala qu’on a expérimenté, souvent pour la première fois en Amérique latine, les disparitions forcées, les escadrons de la mort, les campagnes de terre brûlée avec la destruction au complet de 440 villages, les patrouilles d’autodéfense civiles, les pôles de développement, les campagnes « techos y trabajo » (toits et travail) et « fusiles y frijoles » (fusils et fèves).
C’est un monde cauchemardesque où n’importe qui peut être dénoncé par son voisin et disparaître à plus jamais, où les civils sont forcés à fustiger voire tuer leurs proches sous surveillance militaire et où l’armée marque sur la carte chaque village avec un point vert (contrôlé par l’armée), jaune (à être châtié) ou rouge (à être carrément éliminé).
Roberto D’Aubuisson et le parti Arena au Salvador font pèlerinage au Guatemala régulièrement à prendre des leçons de Ricardo Alarcón et de son parti, le MLN, sur comment s’organiser et sur la création des escadrons de la mort. Efraín Ríos Montt est un produit de la guerre froide. Lui aussi est diplômé de l’École des Amériques et il a appuyé le renversement du président Arbenz en 1954. Il est devenu brigadier général et chef d’État major sous la présidence d’Arana Osorio et a été affecté à l’Ambassade de Washington. Il s’est converti à une secte évangélique néo-pentecôtiste, l’Église du Verbe, et a noué une amitié avec les télé-évangélistes Jerry Falwell et Pat Robertson. Pour prendre le pouvoir à travers un coup d’État en 1982, il est rentré au Guatemala de la Californie, où l’Église du Verbe est basée, et où il pratiquait comme pasteur. La lutte contre-insurrectionnelle et anti-communiste était, pour lui, une croisade. Il disait que les soldats du Christ devaient avoir toujours un fusil en main et, comme président, il prêchait à la télé « Pères de famille, dénoncez vos enfants s’ils font partie de la guérilla. C’est votre devoir. » Il a instauré des tribunaux secrets qui condamnaient les accusés à la mort et a créé un système de délateurs cagoulés.
Depuis son arrivée au pouvoir, Ríos Montt a eu l’appui inconditionnel du président Ronald Reagan, le héro aujourd’hui des médias américains, qui préfèrent oublier ou passer sous silence ses politiques génocidaires en Amérique centrale. L’administration Reagan publiait des « papiers blancs » pour blanchir et justifier les assassinats de sœurs et de prêtres jésuites au Salvador et le génocide au Guatemala, pendant qu’il mettait sur pied une armée de mercenaires, les Contras, pour combattre le gouvernement populaire Sandiniste au Nicaragua, sur le modèle de 1954. Il est important de connaître notre histoire, on nous dit si souvent, pour qu’elle ne se répète pas. C’est aussi pourquoi la condamnation de Ríos Montt était si essentielle. Il faut se souvenir des victimes, mais aussi des bourreaux, ainsi que de tout le contexte historique qui a mené à une telle tragédie.
STEVEN KAAL EST MEMBRE FONDATEUR DU PROJET ACCOMPAGNEMENT QUÉBEC-GUATEMALA (PAQG), UN ORGANISME DE SOLIDARITÉ BASÉ À MONTRÉAL FONDÉ EN 1992 QUI MÈNE DES ACTIONS DE SOUTIEN À L’ATTENTION DES DÉFENSEURS GUATÉMALTÈQUES DES DROITS CIVILS, POLITIQUES, SOCIAUX, CULTURELS ET ÉCONOMIQUES, VICTIMES D’EXACTIONS.