CRIMINALISATION DES LUTTES PAYSANNES ET RÉPRESSION À IZABAL : D’où vient la terreur, Mr. Colom ?
26 juin 2014

PAR ANNIE PELLETIER
COORDONNATRICE DU PAQG AU GUATEMALA

Mars-avril 2008
Un gouvernement qui se dit « social-démocrate » peut-il utiliser la machine à répression habituellement propre à la droite et faire fi des demandes des paysans indigènes les plus nécessiteux qui ont contribué à le mettre en place? La récente invasion des forces armées dans la région d’Izabal et la mort extrajudiciaire de Mario Caal Bolón dans la communauté de Ensenada Puntarenas semble pour le moins confirmer cette tendance du nouveau gouvernement d’Alvaro Colom, qui avait pourtant promis d’affronter la violence avec intelligence.
En février et mars derniers, la presse nationale, propriété de l’élite économique, se faisait un devoir de rapporter en grande pompe et sans la moindre objectivité d’importants événements qui ont surgi dans la région de Livingston et Rio Dulce, département d’Izabal, le tout débutant par l’arrestation le 14 février de Ramiro Choc, un leader paysan de la région accusé d’usurpation de terres, vols et détention illégale. La presse omit naturellement de relater toutes les circonstances historiques entourant ces accusations et les nombreux conflits agraires dans cette région.1 Les troubles qui allaient suivre la détention de Choc n’allaient toutefois pas passer sous silence.

Le jour même de l’arrestation de leur leader, des paysans se rendirent à Livingston pour occuper le Tribunal de paix et prendre en otage la juge en poste, 2 officiels et un policier pour protester contre la détention de Choc et demander sa libération immédiate. Le 21 février, exaspérés par la désinformation circulant au sujet de Ramiro Choc et par la paralysie gouvernementale face à une problématique agraire historique, les membres de 26 communautés de la région retinrent en otage 29 policiers. Il n’en fallait pas davantage pour que le président Alvaro Colom déclare que les gens de Livingston étaient des « terroristes » et qu’il ne négocierait pas avec un groupe en marge de la légalité2. Se faisant, les tensions ne firent que s’exacerber entre les paysans et le gouvernement. La terminologie n’était pas sans rappeler les termes similaires de terroristes, de délinquants et de narcotrafiquants utilisés par le précédent gouvernement lorsqu’il fut question de résoudre le « problème » d’occupation de la Finca
Nueva Linda, Champerico, Retalhuleu, le 31 août 20043.

Le 14 mars, alors qu’une table de dialogue avait été mise en place pour discuter des conflits agraires dans la région mais qu’aucune solution à moyen ou long terme n’avait été envisagée, un groupe isolé procéda à l’enlèvement de 4 touristes belges et de 2 Guatémaltèques qui furent retenus pendant 36 heures. Ce fut là pour les paysans la démonstration maladroite de leur désespoir et pour le gouvernement, la justification toute indiquée pour déployer une opération de répression toute aussi malhabile et violatrice des droits humains.

Le 15 mars en mi-journée, alors que toutes les ambassades s’agitaient à aviser leurs concitoyens d’éviter la région d’Izabal4, la Police Nationale Civile (PNC), l’Armée nationale et la Marine guatémaltèque firent une incursion dans la communauté de Ensenada Puntarenas, située au coeur du golfe communiquant entre le lac Izabal et la Baie de Amatique. Selon différents communiqués et des témoignages oraux des habitants de la communauté5, les forces de sécurité publique encerclèrent le village et lancèrent des bombes lacrymogènes contre les habitants, femmes, vieillards et enfants compris. Ils brisèrent au passage les vitres de l’école, détruisirent du matériel informatique, saccagèrent des maisons et volèrent des cellulaires.

Dans la panique provoquée par l’incursion et les bombes, des agents vêtus d’uniformes de la police poursuivirent un paysan de 29 ans en l’isolant du reste des habitants. Selon un rapport de la Procuradoria de Derechos Humanos (PDH)6, les bombes qui atteignirent Mario Caal Bolón – l’une tirée à seulement 3 mètres de lui – lui causèrent des hémorragies internes, et alors qu’il tentait de se protéger des gazes en relevant sa chemise sur son visage, des agents s’approchèrent, le questionnèrent, puis l’étranglèrent7. Au même moment, d’autres agents capturèrent trois personnes, dont Isabel Solís, l’épouse de Ramiro Choc.
Les trois furent détenus pendant plus de 6 heures avant d’être utilisés comme monnaie d’échange contre les otages belges8.

Plusieurs interventions provenant de groupes de solidarité nationaux auprès du Ministère Public et de la PDH ne suffirent pas pour que les autorités compétentes daignent recueillir le corps et ouvrir une enquête, alors que le gouvernement et la presse s’évertuaient déjà à nier toute mort au cours des opérations, rejetant également l’hypothèse de captures illégales pour procéder à l’échange d’otages.
C’est finalement un auxiliaire de la PDH qui vint récupérer le cadavre de Mario Caal, 16 heures après sa mort, sur une scène de crime « contaminée » qu’il n’avait de toute façon pas les compétences pour examiner. Depuis, et malgré la pression de plusieurs organisations de droits humains, la situation demeure brumeuse et sensiblement inchangée: Ramiro Choc est toujours en détention, les paysans de Puntarenas sont terrorisés et en deuil, la police possède 7 ordres de captures contre des paysans (qui avaient participé à la table de dialogue du 14 mars, tout comme Mario Caal), et les problèmes d’incertitude juridique concernant la propriété terrienne sont tout aussi actuels qu’historiques. Les événements qui se sont produits à Izabal reflètent une politique étatique de droite consistant à protéger les intérêts des entreprises et de l’oligarchie traditionnelle. En criminalisant les luttes sociales et la résistance populaire, le gouvernement de Colom continue dans la voie de la militarisation et de la répression suivie par ses prédécesseurs, s’éloignant de l’État de Droit et de la « légalité » chèrs à toute démocratie. Cette politique porte à se questionner sur la volonté réelle de l’État à solutionner les problèmes de fond, et donne à penser qu’on ne devient pas social-démocrate par déclaration.
Cela prend aussi énormément de convictions.

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1. Le Secrétariat des Affaires Agraires aurait identifié au moins 62 conflits de terre dans la région de Rio Dulce et de Livingston, affectant 6 zones peuplées par des communautés q’eqchi’es qui s’y sont installées depuis la réforme d’Arbenz en 1952. Or, la chute du gouvernement et la lutte contre -révolutionnaire firent en sorte que personne ne s’occupa de légaliser ces terres, malgré l’insistante demande des paysans qui se sont vus nier systématiquement le droit de possession pendant plusieurs décennies, à l’opposé des grands propriétaires terriens, des entreprises d’exploitation forestière, de même que des étrangers et l’élite de la capitale venus pour construire des chalets sur les rives du Rio Dulce.
2. Voir : Nuestro Diario, 24 de febrero 2008.
3. Les Forces Spéciales de la Police avaient alors délogé avec violence les 300 familles qui occupaient la propriété depuis le 5 septembre 2003 pour protester contre la disparition forcée d’Hector Reyes, ancien administrateur de la finca. Sept paysans moururent au cours de l’éviction, principalement du fait d’impacts de projectiles dans la tête. Des ordres de capture furent ensuite émis contre 31 paysans, mais aucune accusation ne fut portée contre les policiers ou leur commandement.
4. Plus de deux mois après les événements, le Ministère des Affaires Étrangères et du Commerce Internationale du Canada continuait à « vivement recommander de s’informer sur les conditions de sécurité locale avant de se rendre dans le département d’Izabal en raison des manifestations au sujet d’un dossier judiciaire locale et des troubles civils qui se sont produits récemment dans cette région » : www.voyage.gc.ca .
5. Communiqués du CUC, UVOC, Bloque Antiimperialista du 16 mars 2008.
6. Équivalent d’une Commission des Droits de l’Homme.
7. Tel que rapporté par les enquêtes menées postérieurement par la Convergence pour les Droits Humains et par Rolando Yoc, chef de l’incidence pour les Politiques Publiques du bureau de la Commission des Droits de l’Homme : voir El Periódico, 19 mars 2008.
8. Les 4 Belges, malgré des pressions du gouvernement, ont toujours refusé de porter plainte contre leurs ravisseurs.

 

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